X

Sentimentale, douée de sentiments humanitaires extrêmes, Sandrah Clark se sentait bien incapable de condamner deux hommes à la mort. Aussi ne balança-t-elle pas longtemps avant de prendre une décision. Laissant son avion décoller sans elle, elle quitta en hâte l'aérodrome et réussit à louer une voiture à bord de laquelle elle prit la direction de Decca. À côté d'elle, sur le siège avant, elle avait posé la sacoche contenant les joyaux et dont, Helbra le lui avait clairement signifié, dépendait l'existence de Morane et de Ballantine.

Les milles succédèrent aux milles et, au fur et à mesure de l'avance, l'inquiétude pinçait davantage le cœur de la jeune fille. Allait-elle arriver à temps pour sauver les deux amis ? Si une avarie, panne de moteur ou pneu crevé la retardait au-delà du temps imparti par Helbra, ce dernier mettrait-il sa menace à exécution ?

Finalement, un panneau indiqua la route de Jipour. À peine l'auto s'y était-elle engagée que Helbra émergea du fossé, pour se dresser au milieu de la chaussée et, le bras levé, faire signe à Sandrah de stopper. Elle obéit et, à peine la voiture s'était-elle immobilisée que deux autres Indiens jaillirent du fossé, revolver au poing, pour venir se placer de chaque côté de la voiture.

D'un geste brutal, Helbra ouvrit la portière et s'empara de la sacoche. Rapidement, il l'ouvrit et, sous les regards brillant de convoitise de ses complices, il fit rouler les joyaux entre ses doigts. Pendant quelques instants, il s'attarda au Soleil de Vichnou, puis il referma la sacoche.

Il s'inclina et fit, avec un rictus haineux :

— M. Morane et son ami ont une bien grande valeur à vos yeux, Miss Clark, puisque pour les sauver vous sacrifiez un tel trésor.

Comme la jeune fille le toisait avec dédain, sans répondre, Helbra poursuivit :

— Passez-moi le volant et allez vous asseoir sur la banquette arrière.

Pendant que Sandrah obéissait sans mot dire, le scélérat se tournait vers les deux autres Indiens, pour ordonner :

— Que l'un de vous s'installe auprès de Miss Clark et ne la quitte pas des yeux. L'autre suivra avec notre voiture.

L'auto des Frères de Vichnou était dissimulée derrière un bouquet d'arbres et, quelques minutes plus tard, les deux véhicules roulaient à belle allure, l'un derrière l'autre.

Sandrah se décida enfin à sortir de son mutisme, pour demander à Helbra :

— Où me conduisez-vous ?

— Voir vos deux amis, répondit l'autre sans détourner son regard de la route. Voyez-vous, Miss Clark, vous êtes vraiment trop crédule. Je pensais que vous aviez fait semblant d'accepter mon marché pour m'attirer dans un traquenard, et c'est pour cette raison que j'ai fait venir deux de mes hommes, afin qu'ils me prêtent main-forte si le besoin s'en faisait sentir. Mais vous venez seule, et sans armes… Il est vraiment difficile de croire à une telle naïveté.

— C'est en toute lucidité que j'ai fait le sacrifice des joyaux, répliqua la jeune Anglaise. Prévenir la police ou porter une arme quelconque pour tenter d'en faire usage contre vous, c'était risquer en même temps, en cas d'échec, la vie de mes amis.

Un ricanement sonore échappa à Helbra.

— Et vous pensez les sauver par votre sacrifice ? Vous m'apparaissez décidément de plus en plus naïve, car vous n'allez revoir ces gentlemen que pour mourir en leur compagnie.

Sandrah réprima un geste d'indignation.

— Mais vous m'aviez donné votre parole !

— Une parole qu'il m'est impossible de tenir, compléta Helbra. Tous trois êtes devenus des témoins trop gênants. Si vous déposez plainte, pour enlèvement et vol, auprès de vos consuls respectifs, cela ne manquera pas de provoquer des protestations officielles, des demandes d'enquêtes auxquelles la police indienne ne pourra que donner suite. Cette idée ne me plaît pas du tout. C'est pour cette raison que j'ai décidé de vous supprimer car, seuls, les morts ne parlent pas.

— Vous êtes un lâche ! lança Sandrah avec colère et mépris. Quoi qu'il arrive, il faut respecter la parole donnée… et vous m'aviez donné la vôtre…

— Chacun a sa conception de l'honneur, remarqua Helbra sans s'émouvoir. Mais je suppose que vous brûlez d'envie de revoir vos amis… Nous voici arrivés.

L'auto ralentit et s'arrêta au bord de la route, et la voiture qui la suivait vint s'immobiliser derrière elle, presque pare-chocs contre pare-chocs. Surveillée par les trois Indiens, Sandrah fut poussée vers l'endroit où, à l'abri d'un bouquet d'arbustes, un peu à l'écart de la chaussée, Bob Morane et Bill Ballantine avaient été laissés sous la garde du dénommé Turi. Mais là, une terrible imprécation jaillit de la bouche de Helbra. Turi était étendu sur le sol, les poignets et les chevilles entravés. Il devait avoir été assommé de belle façon, car il avait perdu connaissance.

Quant à Bob et à Bill, ils brillaient par leur absence.

 

*

 

Tandis que Helbra s'occupait à entrer en contact avec Miss Clark, Bob Morane et Bill Ballantine, les mains liées derrière le dos, étaient demeurés sous la surveillance de l'ex-coolie, qui continuait à les menacer de son arme. Comme on le pense, la première préoccupation des deux Européens était de trouver le moyen de fausser compagnie à leur garde. Mais comment ? Turi ne cessait de les surveiller, et ils devinaient qu'à la moindre tentative de fuite de leur part, ils seraient aussitôt abattus.

Pourtant, Bob savait que l'on se préparait à attirer Sandrah dans un piège et qu'il fallait, d'une façon ou d'une autre, retourner la situation en leur faveur avant qu'il soit trop tard. Pourtant, que pouvaient deux hommes désarmés et ligotés, tout vigoureux et adroits fussent-ils, contre un fanatique braquant un revolver dont, selon toute évidence, il savait se servir.

« Une seule solution, avait songé Morane, la ruse… Détourner l'attention de notre garde… »

Il n'était pas homme à tergiverser longtemps, et il passa aussitôt à l'action. Ses regards se fixèrent sur un point du sol situé à cinquante centimètres environ en arrière de Turi. Et, soudain, il lança cet avertissement :

— Attention !… Un serpent derrière vous… Un cobra…

La crainte du terrible ophidien est telle, en Inde, que le premier mouvement de Turi fut de se retourner. En une fraction de seconde cependant, il comprit que c'était là un piège qu'on lui tendait, et il voulut à nouveau faire face à ses prisonniers. Bob ne lui en avait cependant pas laissé le temps. Se projetant les pieds en avant, un peu à la façon d'un catcheur, il toucha aux genoux Turi qui, poussant un hurlement de douleur, lâcha son revolver et s'écroula. Dans un mouvement réflexe, et malgré sa souffrance, l'Indien tenta aussitôt de récupérer son arme mais, cette fois, ce fut à la mâchoire que le talon de Bob l'atteignit. Le coup avait été porté avec la violence d'une ruade de cheval et, définitivement knock-out, le Frère de Vichnou ne bougea plus.

— Bien joué, commandant ! s'était écrié Bill, qui avait suivi toute la scène en connaisseur. Il ne nous reste plus qu'à nous débarrasser de nos liens… Mais je ne crois pas qu'il soit bien utile de nous presser, car j'ai l'impression que notre ami ne reviendra pas avant longtemps de son voyage au pays des songes. Encore heureux pour lui s'il s'en tire sans une mâchoire brisée.

— Ce n'est pas lui que je crains, dit Morane, mais Helbra, qui peut revenir à tout moment. Hâtons-nous, car chaque minute risque de compter… Je vais essayer de dénouer tes liens avec les dents.

Par bonheur, Helbra, dans sa précipitation de joindre Miss Clark avant le départ de l'avion, n'avait pas eu le loisir d'attacher les deux amis avec trop de soins, et cela simplifia la tâche de Bob. Après quelques essais infructueux, il réussit à faire se relâcher les liens de Bill, puis à les détacher tout à fait.

Quand le géant fut libre, il sortit un couteau pliant de sa poche et trancha les cordes immobilisant les poignets de Morane.

— À présent, dit le Français, jouons la fille de l'air, car j'ai l'impression que l'endroit ne va pas tarder à devenir malsain… Mais, avant tout, empochons le revolver de cette fripouille, puis arrangeons-nous pour disparaître dans la nature.

On connaît la colère qui s'empara de Helbra quand celui-ci s'aperçut de la fuite des deux Européens. Bien entendu, il ne pouvait que deviner ce qui s'était passé et, dans sa rage, il s'approcha de Turi, toujours inconscient, et au lieu d'essayer de le ranimer, il lui décocha une série de furieux coups de pied dans les côtes.

Comme l'autre s'obstinait à ne pas revenir à lui, Helbra lança un ordre bref et ses deux complices, empoignant Turi par bras et par jambes, allèrent le déposer dans leur voiture. Quand ils furent revenus, Helbra lança un regard narquois à Sandrah qui, toute à la joie de savoir que Bob et son compagnon avaient réussi à s'en tirer, ne songeait même plus à son propre sort.

— Je vois, Miss Clark, constata Helbra, que le départ de vos amis vous réjouit plutôt qu'il ne vous attriste… Mais soyez rassurée, je m'occuperai d'eux plus tard, et cette fuite ne changera en rien votre sort… Vous allez mourir, ce qui fera toujours un témoin d'éliminé.

Pendant que Helbra parlait ainsi, un de ses complices avait tiré son revolver, pour en pointer lentement le canon vers la poitrine de la jeune fille qui, certaine de n'avoir aucune pitié à attendre de ces bandits, préféra considérer son bourreau droit dans les yeux, pour attendre bravement la mort.

— Un instant ! recommanda Helbra. Ces campagnes sont assez peuplées, et il ne s'agit pas d'attirer du monde par des coups de feu, du moins tant que je suis ici avec les bijoux.

Il se tourna vers l'Indien au revolver et continua :

— Nous allons partir à bord de notre voiture. Toi, tu resteras ici et, quand nous serons à bonne distance, tu élimineras Miss Clark, pour nous rejoindre ensuite à bord de son propre véhicule. Nous t'attendrons à l'endroit que tu sais… Compris ?

L'homme au revolver eut un signe de tête affirmatif.

— Compris, dit-il. Dans combien de temps pourrai-je ouvrir le feu ?

Helbra haussa les épaules avec indifférence, un peu comme s'il se désintéressait totalement du sort de Sandrah.

— Dans un quart d'heure, nous serons loin, se contenta-t-il de dire.

Sans un regard pour la jeune femme qu'il venait de condamner à une mort prochaine, le misérable s'éloigna, suivi du second Indien présent. Quelques minutes plus tard, Miss Clark entendit le bruit d'une auto qui démarrait, et elle demeura seule, face au tueur fanatique dans les yeux duquel, elle le savait, ne brillerait jamais la moindre lueur de pitié…

 

*

 

Sandrah, qui dissimulait des nerfs d'acier sous une frêle et gracieuse apparence, luttait de toutes ses forces pour ne pas s'abandonner au désespoir. Ignorant qu'elle avait été capturée par les Frères de Vichnou, Bob Morane et Bill Ballantine devaient être loin maintenant, et elle n'avait assurément aucun secours à attendre d'eux. Aucune chance donc pour elle d'échapper à la mort.

— Combien de temps lui restait-il à vivre ? Dix minutes peut-être s'étaient écoulées depuis le départ de Helbra. Domptant son angoisse, Sandrah demanda à l'Indien, d'une voix qu'elle s'efforçait de rendre indifférente :

— N'est-ce pas le moment ?

Avec le sérieux d'un technicien chargé d'une expérience et pour qui le timing est sacré, le tueur consulta sa montre et répondit :

— Helbra a dit : un quart d'heure… Il reste six minutes…

— Et vous vous sentirez capable, ce laps de temps écoulé, de tuer froidement une femme sans défense ? interrogea la jeune fille.

Le visage basané de l'Indien ne broncha pas d'un trait, à part les lèvres, quand il déclara :

— Lorsqu'un maître des Frères de Vichnou a parlé, il n'y a qu'à obéir, quel que soit l'ordre donné.

— Même si l'on vous demande d'accomplir une action criminelle ?

— Ce n'est pas à un simple membre du parti qu'il appartient de discuter les ordres de son chef.

— Ce chef, c'est donc Helbra ? s'enquit Sandrah.

Au lieu de répondre, le tueur jeta un nouveau coup d'œil à sa montre et fit observer :

— Plus que quatre minutes…

Mais la jeune Anglaise avait compris depuis longtemps qu'il lui fallait avant tout tirer les choses en longueur, gagner du temps puisque, comme l'affirmait l'adage, tant qu'il y avait de la vie, il y avait de l'espoir.

— Vous pouvez me révéler l'identité de votre chef, insista-t-elle. Au point où nous en sommes, cela n'a plus guère d'importance.

— Aucune importance, en effet, admit l'autre… Helbra est un des chefs du parti des Frères de Vichnou, certes, mais il n'en est pas le grand maître.

— Oui est-ce alors ?

L'Indien secoua la tête et réprima un frisson.

— Personne ne connaît le grand maître, dit-il. Nul ne sait son nom, sauf peut-être les chefs supérieurs, comme Helbra. Mais eux-mêmes n'ont jamais vu sans doute son visage, et il fait exécuter sans pitié ceux qui trahissent.

— Si vous me laissiez la vie, cet acte de clémence – j'allais dire d'humanité – de votre part serait considéré comme une trahison.

Le tueur eut un signe affirmatif.

— Oui, comme une trahison, et cela me coûterait immanquablement la vie. Voilà pourquoi je suis obligé de vous tuer.

— Mais qui saurait que vous m'avez épargnée ? objecta faiblement Sandrah. Je regagnerais l'Angleterre et…

Ignorant cette remarque, l'Indien jeta un nouveau regard à sa montre et coupa la parole à sa future victime.

— Il y a à présent quinze minutes que le chef est parti.

D'une main qui ne tremblait pas, il braqua son arme sur Sandrah, et celle-ci comprit de façon définitive qu'elle n'avait réellement aucune pitié à attendre du fanatique auquel Helbra avait conféré la charge provisoire d'exécuteur. Elle serra les poings, jusqu'à ce que ses ongles lui entrassent douloureusement dans les paumes, puis elle fixa sur son bourreau les regards fermes de ses admirables yeux bleus, et elle laissa tomber avec un souverain mépris ces paroles qu'on aimerait mettre dans la bouche d'une héroïne légendaire.

— Faites donc votre besogne de lâche !

 

Les joyaux du maharajah
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